HISTOIRE SOCIALE - Révoltes populaires et guerres paysannes

HISTOIRE SOCIALE - Révoltes populaires et guerres paysannes
HISTOIRE SOCIALE - Révoltes populaires et guerres paysannes

La chronique des révoltes rencontre souvent l’histoire la plus générale sans toutefois se confondre avec elle. Bien des épisodes violents ont été noyés par le flot des événements, comme effacés de l’histoire et voués à l’oubli. Les révoltes ne se confondent pas non plus avec les étapes des diverses évolutions économiques et sociales, même si, bien des fois, elles en résultent. Elles ont leur rythme propre et leurs modalités particulières qui varient avec l’environnement et la culture. On peut sommairement faire contraster les modes des révoltes du petit peuple des villes et, d’autre part, les modes des guerres paysannes.

Les révoltes populaires

Les sursauts de révoltes populaires ne reproduisent pas simplement les avatars de l’histoire politique. Même si les grands conflits y trouvent leurs échos, il est possible de distinguer des occasions où l’intervention populaire paraît originale et typique. Les plus générales motivations des violences citadines dans l’ancienne société pré-industrielle étaient la crainte inspirée par la cherté des vivres et la lutte pour le contrôle des institutions communales, qui décidaient de la défense et des impôts.

Les émeutes de cherté

Les émeutes suscitées par une hausse des prix frumentaires étaient les plus fréquentes et les plus simples. Elles pouvaient prendre forme tantôt de revendication d’une taxe des blés: on exigeait des magistrats qu’ils fixassent le tarif du pain à un cours abordable; tantôt, elles se transformaient en pillages des greniers, surtout en barrages pour empêcher le départ de charrois que des négociants allaient vendre ailleurs. Ces violences n’étaient pas le fait de misérables poussés par la faim, mais du petit peuple qui redoutait à l’avance l’arrivée de jours de disette. Dans ces agitations facilement dissipées, la place des femmes, plus liées à la survie familiale, était souvent prépondérante. L’émeute forçait l’attention des autorités qui consentaient à interdire les exportations et à réglementer les ventes. Si les récoltes étaient réellement déficientes, l’émeute ne servait qu’à protéger les villes, fortes acheteuses, ou les régions productrices; elle aggravait en définitive l’isolement des terroirs.

De telles émeutes se multiplièrent dans la seconde partie du XVIIIe siècle, alors que s’accréditait chez les gouvernants l’idée de la libre circulation des grains. En Espagne, cette liberté était proclamée en juillet 1765; elle coïncida fâcheusement avec une moisson déficitaire. Au printemps suivant, la montée des prix déchaîna la violence à Madrid (24 mars 1766). Aux cris de Vive l’Espagne et à bas les traîtres, la foule choisit pour bouc émissaire un ministre réformateur, italien d’origine, le marquis d’Esquilache. Pendant deux mois, la révolte se répandit dans le pays, où l’on compta une soixantaine d’éclats. La liberté du commerce ne fut toutefois pas abrogée. Pareillement, en France, Turgot, ayant ordonné en septembre 1774 la liberté du commerce des blés, dut faire réprimer par la troupe les émeutes de la guerre des Farines (avr.-mai 1775). En Toscane, les tumultes populaires eurent plus de succès et obtinrent en juin 1790 l’exil du ministre réformateur Gianni.

La psychose de disette faisait partie de l’économie de subsistance. Elle dura aussi longtemps que les autarcies vivrières auxquelles les difficultés de transport condamnaient toutes les régions, à la seule exception des zones portuaires, plus rapidement ravitaillées. L’Europe occidentale connut encore de graves émeutes frumentaires en 1816 et en 1847. Celles-ci ne disparurent qu’avec le désenclavement apporté par les chemins de fer.

Les luttes pour le pouvoir municipal

Les pouvoirs municipaux furent, dès le Moyen Âge, suffisamment forts pour entraîner de terribles rivalités. Des oligarchies se succédaient dans les magistratures communales, mais les variations de la mobilité sociale pouvaient donner lieu à des crises sanglantes. Ainsi s’opposaient soit des factions, formées autour des principales familles, entraînant leurs parents, clients et domestiques, soit des groupes sociaux matérialisés très officiellement par l’organisation de la société en guildes ou corps de métiers. Ces clivages étaient souvent inscrits dans la topographie, de sorte que les troubles citadins prenaient figure de guerres de quartiers.

Certains métiers plus nombreux, plus liés à la fortune de la ville acquéraient un prestige redoutable et se rencontraient au centre de chaque épisode troublé, ainsi les bouchers de Paris, les mariniers de Londres ou les tanneurs de Palerme. À l’intérieur d’un même métier, il pouvait arriver que l’organisation patriarcale et la solidarité réunissent les maîtres et, à leur suite, la troupe des apprentis et valets de boutique. Contre des coalitions aussi fortes en hommes, qui pouvaient en un instant transformer un quartier en une forteresse inabordable, aucun pouvoir ne pouvait tenir tête. On le vit bien dans les rues de Paris: pendant la Ligue (1588) ou pendant la Fronde (1648-1652). Il arrivait aussi que les antagonismes de statut et de salaire opposassent aux maîtres la foule revendicatrice des apprentis ou des métiers dépendants. Il en fut ainsi à Florence en juillet-août 1378, lors du fameux tumulte des Ciompi . Dans la ville troublée par les séquelles d’une guerre, les cardeurs et les ouvriers du textile les plus humbles avaient obtenu pendant quelques jours d’être reconnus parmi les métiers qui accédaient aux assemblées politiques. Toute l’histoire de Gand, autre grand centre textile, fut traversée par les tentatives des tisserands (1345, 1539, 1584...) pour s’assurer la domination de la commune.

La violence des rues

Au cours de la Renaissance, le renforcement des pouvoirs centraux et l’affirmation de leur autorité sur les grandes villes, ainsi que l’évolution des métiers vers une lente fermeture des maîtrises et la tendance au ralentissement de la mobilité sociale, firent disparaître l’ancienne dynamique historique des guildes. Des violences citadines on ne retint plus que les alarmes soudaines et meurtrières, les sursauts aveugles et contradictoires. L’évocation des brefs accès qui secouaient le petit peuple des villes devint un lieu commun politique. Voici Gabriel Naudé, auteur en 1639 de Considérations politiques sur les coups d’Estat : «Les meilleurs coups d’Estat se faisant par le moyen de la populace, on doit particulièrement connaître quel est son naturel et avec combien de hardiesse et d’assurance on s’en peut servir et la tourner et disposer à ses desseins. Ceux qui en ont fait la plus entière et la plus particulière description la représentent à bon droit comme une beste à plusieurs testes, vagabonde, errante, folle, étourdie, sans conduite, sans esprit, ni jugement... Le peuple devient le théâtre où les orateurs, les prédicateurs, les faux prophètes, les imposteurs, les rusés politiques, les mutins, les séditieux, les dépités, les superstitieux, les ambitieux, bref tous ceux qui ont quelque nouveau dessein représentent leurs plus furieuses et sanglantes tragédies.»

Au XVIIIe siècle, des capitales comme Paris et Londres constituent déjà des agglomérations énormes qui se gonflent des apports incessants des paysans déracinés, atteignant, vers 1800, 700 000 habitants pour Paris et 900 000 pour Londres. La populace londonienne, composée de matelots, de garçons de tavernes, d’ouvriers tisserands et de porteurs de charbon, était capable de déchaînements redoutables. En mai 1768 puis en juin 1780, la capitale se trouva menacée par des foules avides de pillage. Ces émeutes avaient rencontré des meneurs capables de leur tenir un discours idéologique: John Wilkes, avocat d’un antifiscalisme radical, puis lord Gordon, prêchant un antipapisme xénophobe. Paris représente la même tendance à une politisation de la violence. L’intégration de la force des foules dans les enjeux politiques du temps y est plus précoce encore. Cette ville passait pour une des mieux policées; l’industrialisation y avait gardé des dimensions paternalistes (16,5 ouvriers pour 1 patron en 1791).

Effectivement, les «journées» révolutionnaires n’y furent pas l’œuvre de marginaux déchaînés, mais de gens de métier organisés, instruits, armés. Les comités parisiens de 1793 furent composés pour 72,7 p. 100 d’artisans et de boutiquiers. Les révolutions du XIXe siècle, de la même façon, mirent en scène non pas des classes dangereuses, mais des groupes sociaux intégrés, bourgeois et ouvriers. Les tumultes urbains ne forment plus alors un chapitre autonome, une chronique particulière; dans les sociétés industrielles du XIXe siècle, ils se confondent avec l’histoire politique générale.

Les guerres paysannes

Dans un monde massivement rural, les insurrections des paysans représentent le désordre social réunissant le plus d’hommes et provoquant le plus grand nombre de victimes. Pour les campagnards, les situations de foule sont rares. Une résolution est longue à prendre, la formation d’une troupe, difficile. Ensuite, lorsqu’une armée paysanne s’est constituée lentement, cette force accumulée prend l’envergure d’une guerre civile, dont les répercussions, au contraire de la fugacité des émeutes citadines, pourront être graves et durables.

Il convient ici de raconter, compter et dater des événements dont l’historiographie reste encore bien souvent approximative ou mythique.

Le «second servage»

Les XIVe et XVe siècles avaient été marqués par l’irruption de la peste devenant endémique puis par les calamités des guerres; la terre était à prendre et la main-d’œuvre rare, conditions favorables aux producteurs. Les paysanneries délivrées des anciens liens de servitude défrichaient, récoltaient et vendaient.

Dans le même temps, les noblesses avaient vu le produit de leurs cens payés en monnaie se dévaluer du fait de la longue inflation, accélérée au XVIe siècle. Dans les pays où, à l’inverse de la France et de l’Espagne, aucun préjugé de dérogeance n’empêchait une activité commerçante, les propriétaires nobles trouvèrent plus de profit dans la vente des grains de leurs domaines que dans la recette de redevances amoindries. Cette céréaliculture demandait une main-d’œuvre qu’ils suscitèrent en aggravant d’anciens droits de corvée. Le développement de ces journées de travail fut d’autant plus facilement imposable que les noblesses jouissaient parfois de vastes prérogatives politiques. Au Danemark, en Pologne et en Hongrie, dans les terres d’Empire en Autriche et en Allemagne, les souverains n’avaient pu empêcher cette tutelle exercée par les diètes où la noblesse dominait. L’absence de lois établissant une succession héréditaire au trône, les besoins militaires et financiers imposés par la guerre contre les Turcs et la faiblesse des bourgeoisies urbaines, ces trois séries de causes aboutissaient à laisser les noblesses foncières maîtresses du destin de ces royaumes. Celles-ci purent progressivement, par une évolution d’environ deux siècles, étendre leur emprise sur les paysanneries du fait de l’extension des corvées. Leur intégration à l’économie monétaire, par le biais des ventes de grains dans les ports de la Baltique, leur permettait de profiter des crises courtes, d’étendre leur appropriation des terres aux dépens d’une paysannerie qui, vivant en autarcie et en troc, se trouvait forcément endettée.

L’immensité des plaines aux sols médiocres et aux horizons sans limites avaient habitué à une colonisation migrante vers l’est, à une agriculture nomade et extensive. On quittait les domaines corvéables pour des terres vierges et libres. Pour maîtriser cette main-d’œuvre trop fluide, les diètes instaurèrent des règles de fixation à la glèbe. En Pologne, en Prusse, en Bohême, puis surtout en Russie, les paysans furent attachés à leur tenure, enregistrés, interdits de déguerpissement. Astreints à la corvée, privés du profit de la vente de leurs produits, liés à la terre, ces paysans orientaux étaient devenus au cours des XVIe et XVIIe siècles de véritables serfs. Alors que les institutions de servitude rurale s’étaient, à l’Occident, désagrégées dès le XIIIe siècle, l’évolution orientale était inverse. Les communautés campagnardes anciennement libres, soumises seulement au cens, s’y trouvèrent assujetties à des contraintes qu’on a pu désigner globalement sous le nom de «second servage».

La première et la plus cruelle des révoltes du XVIe siècle ensanglanta la Hongrie en 1514. En face de l’avance turque, le cardinal archevêque d’Esztergom, primat de Hongrie, chancelier du roi Vladislas II, avait prêché la croisade. D’avril à mai, les paysans désertant les domaines seigneuriaux et les bergers soldats gardant les troupeaux de la grande plaine vinrent s’enrôler. Ils formèrent bientôt 40 000 hommes, en armes, portant la croix, vivant aux dépens des villes et des nobles. La croisade fut alors décriée, et on voulut les disperser. Leur chef, György Dózsa, un capitaine des garnisons privilégiées des frontières, fut battu le 15 juillet près de Temesvar. La répression qui suivit alors fut si épouvantable que le roi et l’archevêque durent appeler le roi de Bohême à leur secours pour refréner la noblesse devenue toute-puissante. La révolte avait tiré sa force éphémère de l’encadrement par le bas clergé et par des soldats frontaliers.

La guerre des Paysans d’Allemagne en 1525 a pu être considérée comme une tentative révolutionnaire, du fait de son extraordinaire ampleur géographique, de la quasi-unanimité des paysanneries affectées par le mouvement et de la convergence de leurs revendications à travers la diversité des provinces. Elle était le terme d’une longue tradition de résistances antiseigneuriales, depuis le Bundschuh alsacien (1439-1444) jusqu’au soulèvement du «pauvre Conrad» en Wurtemberg en 1514.

Le renforcement de l’institution seigneuriale, transformant la sujétion des tenanciers en servage, fut la cause essentielle de la guerre. Sous l’influence du droit romain, les seigneurs devenaient des princes territoriaux; du fait de leurs nouvelles prétentions souveraines, ils remplaçaient dans les tribunaux de village les anciens de la communauté par des juges seigneuriaux. Les coutumes et les droits d’usage étaient battus en brèche à la fois par l’autorité du seigneur et par l’expansion démographique des campagnes. Les revendications paysannes furent codifiées en douze articles, qui furent imprimés, diffusés, complétés, transformés. Dans les plaintes recueillies, 90 p. 100 réclament l’abolition du servage, 37 p. 100 refusent les redevances dues à la mort du tenancier et 27 p. 100 dénoncent les amendes seigneuriales frappant les droits d’usage.

Les chefs étaient des artisans plutôt que des paysans. La formation des bandes armées se faisait de proche en proche, par des émissaires allant faire jurer par chaque assemblée de village l’adhésion et l’assistance.

Commencée en 1524 en Souabe, la révolte avait gagné au printemps 1525 tout le sud et l’ouest des pays d’Empire. Elle était formée de plusieurs bandes, sans coordination. Au cours des mois de mai et de juin, les bandes furent écrasées en cinq batailles différentes par des armées des princes et des villes, perdant plusieurs dizaines de milliers de vies dans les rencontres.

La perte de tout pouvoir politique par les paysanneries germaniques fut longtemps considérée par les historiens comme la conséquence des défaites de 1525. Aujourd’hui, d’autres chercheurs (Peter Blickle) ont souligné que plus du tiers des régions insurgées avaient réussi à maintenir les accords qui avaient été conclus entre les ligues et les seigneurs. La survie des droits d’usage et la limitation des effets du second servage dans le sud-ouest de l’Allemagne seraient à mettre au crédit de la révolte.

Parmi le grand nombre de soulèvements paysans provoqués par le lent appesantissement du second servage, on ne peut que citer les plus graves, telles la révolte de Matija Gubec en Croatie, dont la troupe de cinq mille hommes fut battue en février 1573, ou celle de Basse-Autriche, environ de même importance, facilement dispersée en mars 1597. Il faudrait y rattacher aussi les très nombreuses insurrections russes, où les paysans asservis et les populations allogènes mal soumises se ralliaient par dizaines de milliers à des chefs cosaques venus des steppes du Sud, des immensités libres du Don et de la basse Volga. Pendant la crise dynastique du Temps des troubles, ce furent Bolotnikov (1607) et les faux Dimitri, puis Bogdan Khmelnitski, soulevé contre les seigneurs polonais en 1648, et, surtout, Stenka Razine (entre 1668 et 1671) qui menaça l’Empire lui-même.

La croissance de l’État moderne

À l’Ouest, le principal phénomène historique des XVIe et XVIIe siècles fut la constitution d’États centralisés. Il fallut conduire des guerres aux dimensions d’un continent, disposer pour cela de moyens financiers toujours plus considérables et développer des institutions fiscales et administratives plus complexes, plus contraignantes. Cette expansion des États modernes se fit aux dépens des pouvoirs locaux, des privilèges de lieu et de personnes, des particularismes et des libertés qui ne pouvaient plus subsister que dans les provinces les plus écartées. L’établissement d’impôts annuels et tendant à l’universalité, l’exigence de prestations militaires, notamment sous forme de logements de troupes, entraînèrent en riposte des prises d’armes populaires. Leur unité était la paroisse, la communauté d’habitants qui se dressait contre l’arrivée d’un exacteur étranger venant réclamer une contribution nouvelle et, par conséquent, regardée comme illégitime et indue. Suivant l’éternel procédé d’attroupement paysan, de village en village, par le moyen de lettres de sommation et de détachements itinérants, les troupes des communes grossissaient. Dans des assemblées plus importantes, elles rédigeaient des cahiers de doléances; elles élisaient des capitaines et se donnaient une organisation militaire. Elles marchaient ensuite sur les villes voisines, sur les capitales provinciales dont elles tentaient de s’emparer. Elles croyaient pouvoir faire entendre leur voix au souverain, chasser les mauvais ministres et retrouver l’ancienne harmonie d’un âge d’or mythique.

À ce modèle correspondent un grand nombre de soulèvements de l’époque moderne, le premier étant, en France, la révolte des provinces aquitaines contre l’imposition de la gabelle en 1548. Les soulèvements des Croquants ou Tard Avisés recouvrant à peu près la même aire géographique se renouvelèrent au gré de provocations fiscales diverses en 1594, 1624, 1636-1637 et 1707. La plus dangereuse, la prise d’armes de 1637, rassembla près de Périgueux en mai plus de trente mille paysans. De gravité comparable furent les soulèvements des Nu-Pieds de Normandie (juill.-nov. 1639), des Sabotiers de Sologne (avr.-août 1658) et des Lustucrus du Boulonnais (mai-juill. 1662).

Au Sud, la grande insurrection des villes de Castille (mai 1520-avr. 1521) fut le premier sursaut provoqué par la croissance extraordinaire de la monarchie espagnole. Plus de cent ans plus tard, les très dures épreuves de la guerre de Trente Ans entraînèrent un reflux de cette puissance. La scission de la Catalogne en 1640 commença par des révoltes sporadiques des paysans contre les passages de gens de guerre. Après la reconquête de 1652, les paysans catalans reconstituèrent plusieurs fois encore des «armées de la Terre», rassemblant jusqu’à dix-huit mille hommes sous les murs de Barcelone en avril 1688, puis en novembre 1689 et encore en 1706 pendant la guerre de la Succession d’Espagne.

D’autres guerres paysannes du XVIIe siècle furent dues à la résistance aux contributions suscitées par les guerres de coalition. Des ressentiments antiseigneuriaux venaient renforcer la vivacité de leurs revendications. Ce fut le cas du grand soulèvement du royaume de Naples (1647) ou de la guerre des Paysans en Suisse (1653). La révolte de l’Oberland bavarois réunit près de trente mille hommes qui furent écrasés par les Impériaux le 8 janvier 1706.

La fin du régime seigneurial

À la fin du XVIIIe siècle, les changements sociaux et idéologiques avaient ruiné les structures seigneuriales. Les chancelleries de l’Europe des Lumières examinaient les projets de réformes agraires, le servage paraissait un scandale même dans les États les plus orientaux. La disparition de l’insécurité et l’urbanisation des noblesses avaient fait disparaître toute justification des redevances seigneuriales, dont ne subsistait plus que le parasitisme économique. L’attente des affranchissements suscitait dans les paysanneries des révoltes qui n’étaient plus pour lors des nostalgies mais des anticipations impatientes.

Dans la Russie du XVIIIe siècle où le servage s’est aggravé, les troubles ruraux se comptent par dizaines; le soulèvement de Pougatchev fut le plus grave d’entre eux. À l’appel de ce simple Cosaque, qui prétendait être le tsar Pierre III échappé à la mort, les Cosaques du Don, les paysans, et les allogènes se rallièrent jusqu’à former une armée de vingt mille hommes. Les serfs des usines de l’Oural, où la métallurgie naissante attachait la main-d’œuvre au travail comme les paysans à la glèbe, permirent à la révolte de s’étendre très loin, même de prendre Kazan (juill. 1774). Pougatchev ne put empêcher la dispersion de ses troupes. Le servage ne fut aboli en Russie qu’en 1861.

En Europe centrale, les résistances rurales multipliées culminèrent dans la révolte de Bohême en 1775. Elle était née de l’annonce même de réformes impériales. L’institution servile commença alors sur les domaines des Habsbourg un lent déclin qui ne s’achèvera qu’à des dates variables au cours du XIXe siècle.

La Révolution française fut précédée puis accompagnée à ses débuts d’agitations paysannes qui correspondaient parfois aux événements parisiens, mais dont les revendications se révélaient tout à fait indépendantes des opinions des assemblées politiques. On peut distinguer de 1789 à 1792 plusieurs vagues de troubles ruraux. L’espérance suscitée au printemps de 1789 par la réunion des États généraux aboutit en juillet aux scènes de panique de la Grande Peur se terminant souvent en émeutes antiseigneuriales. La nuit du 4-Août déçut les paysans qui voulaient une abolition complète et immédiate des redevances. De l’hiver 1789 à l’été 1792, des manifestations paysannes plus ou moins violentes signifièrent le refus définitif des prélèvements seigneuriaux ou décimaux qui pouvaient encore subsister.

Survie des communautés agraires

Après la disparition des liens seigneuriaux, d’autres formes de résistances paysannes apparaissent. Ce fut l’exigence de la conscription et aussi la persécution des prêtres qui provoqua, à partir de 1793 en France et dans les pays qui furent touchés par l’expansion révolutionnaire, des prises d’armes d’une envergure extraordinaire (guerres de Vendée).

Les mêmes exigences reportées sur des paysanneries étrangères y produisirent des résistances analogues, appelées significativement «guerre des Gourdins» au Luxembourg (Klepelkrich, oct. 1798) ou bien «guerre des Bergers» en Suisse (Hirtenhemdlikrieg, 1798-1802). Ce fut dans l’Italie du Sud et dans l’Apennin toscan que la contre-révolution campagnarde eut le plus de succès. Le cardinal Ruffo libéra le royaume de Naples des Français par une marche victorieuse de 40 000 paysans calabrais de février à juin 1799.

Au début du XIXe siècle, une grande partie des campagnards devaient encore leur subsistance à un élevage médiocre qui reposait sur le maintien des droits d’usage comme la vaine pâture. Ces servitudes imposées aux propriétaires par la communauté villageoise permettaient de faire vivre les plus pauvres, petits tenanciers ou simples brassiers. Les nouvelles conceptions d’une agriculture intensive, du droit de propriété absolu et de l’individualisme agraire condamnaient ces pratiques aux yeux des gouvernants. Le droit d’affouage – droit à une certaine quantité de bois coupé sur les terrains communaux – fut le premier remis en cause par la clôture des grandes forêts. L’ordonnance de 1670, les législations révolutionnaire et impériale achevées par le Code forestier de 1827 entraînèrent des résistances des communautés riveraines, notamment dans les vallées de l’est des Pyrénées en 1830 et en 1848. Cette année de trouble politique peut être considérée comme la dernière occasion de sursauts des anciennes communautés agraires. Au-delà commençaient l’exode rural et l’industrialisation...

De cette constellation de révoltes paysannes, on peut retenir quelques traits généraux. La lutte pour la terre et pour la sauvegarde des libertés et coutumes du village conduisait à refuser les prélèvements en nature ou en espèces (cens et dîmes) ou bien en main-d’œuvre (corvées et conscription). Les anciens soldats, les groupes privilégiés du monde paysan et les plus riches laboureurs fournissaient les chefs. La révolte prenait figure de tradition dans des lieux précis; elle s’y répétait parce qu’un statut particulier ou une situation périphérique en avait fait des modèles de liberté. L’hostilité aux citadins, à leur ordre étatique et à leur appropriation des terres dictait la même tactique séculaire d’assemblées de proche en proche puis de marche sur les villes. Ces mouvements de violence qui scandent les grandes évolutions du monde rural étaient dépourvus de valeur militaire et par conséquent n’influaient guère sur l’histoire politique.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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